Le gouvernement israélien a annoncé fin avril qu’il annexerait une partie de la vallée du Jourdain. Pour l’instant, il n’est pas encore question d’une annexion officielle, mais la situation des Palestiniens reste intenable. Entretien avec Omar Barghouti, fondateur de la campagne palestinienne Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS).
Omar Barghouti. Soyons clairs : l’annexion n’est pas une nouvelle stratégie. Ça fait des décennies que l’État israélien vole progressivement de plus en plus de terres aux paysans palestiniens, encercle des villages avec des colonies, construit un mur de séparation, harcèle et isole la population. C’est une stratégie progressive, qu’on appelle annexion de facto.
La différence avec l’annonce publique de l’annexion d’une partie de la Cisjordanie le 1er juillet, c’est que celle-là était formelle et dans le cadre des lois d’Israël. C’est ce qui en faisait une annexion de jure. (« De jure », qui signifie « par la loi », s’oppose couramment à l’expression « de facto » qui signifie « dans les faits », NdlR.) Mais qu’elle soit de facto ou de jure, l’annexion est illégale et inacceptable.
Certaines parlent d’appartheid. N’est-ce pas exagéré ?
Omar Barghouti. Non. L’apartheid est un système de domination raciale ancré dans la loi et dans les institutions. Le racisme structurel, que nous observons aussi aux États-Unis, entre autres, est inscrit dans la loi en Israël. Israël compte aujourd’hui plus de 65 lois racistes et discriminatoires. Les civils palestiniens sont discriminés dans bien des domaines : logement, emploi, etc. La loi sur l’État-nation de 2018 dit littéralement : « Seules les personnes juives ont le droit à l’autodétermination dans l’État d’Israël. » (Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou droit à l’autodétermination, est le principe issu du droit international selon lequel chaque peuple dispose ou devrait disposer du choix libre et souverain de déterminer la forme de son régime politique, indépendamment de toute influence étrangère, NdlR.) Ça, c’est l’apartheid. Le peuple palestinien, les États arabes et nos alliés dans le monde doivent donc faire pression sur l’Organisation des Nations-Unies (ONU) pour qu’elle prenne des sanctions sévères contre Israël, comme elle l’a fait contre l’Afrique du Sud dans le passé.
Comment cet apartheid s’est-il exprimé pendant de la crise du coronavirus ?
Omar Barghouti. Même en pleine crise du coronavirus, Israël applique le racisme. Les procédures qui allaient avec le matériel de prévention était entièrement en hébreu, mais pas en arabe. Nous avons dû nous adresser aux plus hautes instances juridiques pour obtenir quelques traductions en arabe. Quand les Palestiniens de Cisjordanie ont mis en place un poste médical pour aider les gens, celui-ci a été détruit par Israël. Des dizaines de villages bédouins ne disposent pas d’installations sanitaires ni d’accès aux soins de santé. Les travailleurs palestiniens présentant des symptômes de COVID sont simplement laissés au checkpoint, sans aide médicale. C’est la réalité des Palestiniens.
Pourquoi les colonies israéliennes sont-elles illégales ?
Omar Barghouti. Si un occupant déplace une partie de sa population vers un territoire occupé, c’est considéré comme un crime de guerre au regard du droit international. La Cour internationale de Justice a confirmé en décembre qu’elle poursuivrait son enquête sur les crimes de guerre. Selon le droit international, toutes les colonies doivent être démantelées. Nous ne parlons pas de petits camps de tentes, mais de grandes colonies. De plus, Israël a stratégiquement construit ses colonies pour que les Palestiniens n’aient pas de terres contiguës. Ainsi, toute personne qui parle d’une solution à deux États et de « négociations » doit savoir qu’Israël a fait tout ce qu’il pouvait pour contrecarrer cette possibilité. Israël a construit ses colonies au milieu de villes et de villages palestiniens pour que ceux-ci ne soient pas connectés entre eux. Au cours des dix dernières années, le pouvoir des colons a énormément augmenté.
La position d’Israël sur la scène internationale a-t-elle changé ?
Omar Barghouti. Israël a montré son vrai visage, et ça a changé beaucoup de choses. Il s’entiche de l’extrême droite, vend des armes à des pays comme le Myanmar, coopère avec l’Arabie Saoudite, avec Duterte aux Philippines, Orban en Hongrie, Bolsonaro au Brésil, etc. Ce sont les alliés naturels d’Israël aujourd’hui. Étonnamment, beaucoup de ces dirigeants sont antisémites. Ils sont ouvertement anti-Juifs. Cela n’a pas été bien accueilli dans les rangs des libéraux israéliens, mais le parti du Likoud (le parti du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, NdlR) a réagi en ces termes : « Ils sont peut-être antisémites, mais ils sont de notre côté. C’est ce que dit en fait Netanyahou : tant que vous soutenez Israël, ce n’est pas un problème d’être anti-Juif. Ce discours fait perdre à Netanyahou le soutien de nombreux jeunes juifs du monde entier à l’égard du projet sioniste.
L’extrême-droite en Israël compte sur les Trump et les Bolsonaro de ce monde, mais ils ne seront pas toujours au pouvoir. Trump ne sera peut-être plus là après novembre. Israël ne se rend pas compte qu’il perd ainsi le soutien du courant dominant international. Aujourd’hui, parler de sanctions à l’encontre d’Israël n’est plus tabou. Dans le monde arabe, Israël entretient peut-être de bons liens avec des dictateurs despotiques à l’heure actuelle. Mais dans l’opinion publique, Israël, avec son régime d’apartheid et d’occupation, est perçu comme un ennemi.
Il n’y a eu aucune annexion formelle depuis le 1er juillet. Pensez-vous qu’il y en aura d’autres ?
Omar Barghouti. L’extrême-droite en Israël subit des pressions pour ne pas annoncer officiellement l’annexion, mais pour continuer ce qu’elle fait déjà. Israël pourrait nous surprendre et ne rien annoncer officiellement. Vous supposez qu’Israël est dirigé par des sionistes rationnels. Ce n’est plus le cas. Ces dernières années, il y a eu une véritable fascisation, surtout parmi les colons. Ils ont le pouvoir aujourd’hui. L’extrême-droite domine. Netanyahou a besoin de son soutien s’il veut se porter candidat à nouveau dans quatre ans. Notamment parce qu’il fait l’objet d’une enquête pour fraude : il a besoin du soutien de l’extrême-droite pour continuer à gouverner. En Cisjordanie, mais aussi dans le désert du Néguev et en Galilée, des villages palestiniens sont détruits, et un véritable nettoyage ethnique est en cours.
Quelle réaction pourrait-il y avoir en Palestine, si une annexion officielle devait avoir lieu ?
Omar Barghouti. Il est difficile de prévoir quelles seront les réactions de la communauté palestinienne. En tout cas, il y a un consensus sur le fait de parler d’apartheid, pour définir ce qui se passe actuellement. Ce terme est vraiment devenu courant. Les organisations palestiniennes se sont rassemblées, et ont lancé un appel : elles ne peuvent pas empêcher l’annexion, tout comme elles ne pouvaient pas faire cesser l’annexion de facto. Elles appellent donc à mettre un terme à la complicité des États qui permet à Israël de mener à bien ses plans de vol des terres palestiniennes, et son projet d’apartheid. Auparavant, il n’y avait pas d’unité à ce sujet, mais aujourd’hui, un appel concret à des sanctions a été lancé, y compris par des politiciens palestiniens.
On s’étonne également de l’absence de réaction de la part de la communauté internationale. Des annexions similaires dans l’histoire ont été sanctionnées. L’Union européenne a introduit des sanctions contre la Russie, la Chine, et même les États-Unis et l’Autriche, mais elle ne fait rien contre Israël. Ce « deux poids, deux mesures » est usant. Nous devons devenir plus forts en tant que Palestiniens, afin d’exercer une pression, par le biais du BDS et d’autres campagnes. Sur ce plan, je garde espoir. J’espère que nous n’allons pas vers un conflit armée. Israël a un penchant pour ça. C’est une grande puissance militaire. Nous devons isoler Israël par d’autres moyens.
C’est une responsabilité partagée. En tant que Palestiniens, nous nous opposons à l’apartheid, mais tout gouvernement qui coopère directement ou indirectement avec un régime d’apartheid est complice.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les moyens d’arrêter le processus d’annexion ?
Omar Barghouti. Le mouvement derrière la campagne BDS réclame des sanctions juridiques précises. Nous avons spécifiquement appelé à interdire le commerce d’armes et la coopération militaire avec Israël, à suspendre les accords de commerce et de coopération avec Israël, à interdire des produits provenant des colonies illégales, et à mettre un terme au financement états-unien du régime d’apartheid israélien. Ce dernier point est important car les États-Unis sont le principal sponsor des violations des droits humains des Palestiniens par Israël. Nous demandons également au Comité spécial des Nations unies contre l’apartheid d’enquêter sur l’apartheid israélien.
Il s’agit de propositions très concrètes. Et la réponse à cet appel dans le monde entier a été extraordinaire. Par exemple, nous avons le soutien de sept anciens présidents d’Amérique latine, de deux anciens présidents sud-africains, de centaines de parlementaires, de partis politiques et de groupes de solidarité. Si Israël s’en sort impunément, cela créera un précédent pour d’autres États, qui annexeront des territoires qui les intéressent.
Quel message souhaitez-vous lancer à la population belge et européenne ?
Omar Barghouti. S’il y a jamais eu un temps pour le boycott, le désinvestissement et les sanctions contre le système d’oppression israélien, c’est bien maintenant. Nous redoublerons d’efforts pour développer le mouvement BDS pour les droits des Palestiniens, afin qu’Israël soit tenu responsable de tous ses crimes contre notre peuple. Aucune loi israélienne n’effacera notre droit à l’autodétermination dans notre pays, ou le droit de nos réfugiés à rentrer chez eux. Aucun gouvernement israélien d’extrême-droite, malgré le soutien aveugle qu’il reçoit des forces racistes et même fascistes aux États-Unis et en Europe, n’éteindra jamais notre aspiration à la liberté, à la justice et à l’égalité.
Interview par Veronique et Fiona (intal).
En Belgique, la campagne BDS actuelle vise le géant de l’assurance français AXA. Cette multinationale investit 7 millions de dollars dans trois banques israéliennes : Bank Leumi, Israeli Discount Bank et Mizrahi Tefahot Bank. Ces banques sont reprises dans la base de données des Nations-Unies comme participant à des violations graves des droits humains. intal appelle à un boycott. Vous trouvez plus d’infos ici.