Tout a commencé l’après-midi du vendredi 4 octobre, lorsque le groupe d’experts des transports publics chiliens a annoncé la quatrième hausse de prix des tickets de métro et de bus en deux ans. Cela a également coïncidé avec la hausse des tarifs de l’électricité.
L’augmentation de 30 pesos du tarif du métro aux heures de pointe équivaut à 30 centimes d’euro. Ce qui fait du Chili, l’un des pays dont le prix des services de transport en commun est le plus coûteux au monde. Le ministre de l’économie a déclaré que pour avoir accès à un tarif inférieur, les utilisateurs du service de transport souterrain devaient simplement se “lever tôt”.
La moitié de la population chilienne vit avec un équivalent de 500 euros par mois. Environ un quart des revenus des habitants de Santiago est destiné aux frais de transport. Dans les semaines qui ont suivi l’augmentation des prix, les étudiants du secondaire ont commencé à ne plus payer leur ticket de métro et ils ont ouvert les barrières d’accès à tous les passagers. La devise: “Éluder, pas payer: une autre façon de se battre” a été reprise par les lycéens et petit à petit par d’autres utilisateurs qui ont commencé à les soutenir.
Cette année a été marquée par des réformes législatives (impôt, pensions, semaine de 40 heures, etc.) et d’autres encore inachevées. Une classe politique est enfermée dans ses propres discours, tandis que l’agenda national comprenait des sommets internationaux, tels que la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique de 2019 et le Forum de coopération économique Asie-Pacifique. À propos, ce dernier a promis d’être le théâtre d’un accord commercial entre les États-Unis et la Chine, après qu’un ami du gouvernement, le président Donald Trump, ait confirmé sa présence à l’événement qui devait se dérouler les 16 et 17 novembre au Chili.
Le 18 octobre, des manifestations de masse et des émeutes ont eu lieu dans différentes parties de la capitale. Des bus et des stations de métro ont été incendiés. Dans l’après-midi du même jour, toutes les stations de métro étaient fermées. Lorsque les habitants de Santiago terminent leurs heures de travail, des millions de personnes marchent dans les rues pour se rendre chez elles. Les manifestations s’intensifient parallèlement à leur répression par la police. Mais un élément va changer tout ce qui est connu à ce jour par le peuple chilien. Les nouvelles générations n’ont pas peur et utilisent également leur téléphone pour enregistrer et signaler les violences policières.
Le 19 octobre, le gouvernement instaure l’état d’urgence dans la capitale. Le président Sebastián Piñera déclare: «Nous sommes en guerre contre un puissant ennemi qui ne respecte rien ni qui que ce soit et qui est prêt à utiliser la violence et le crime sans limite, même lorsque cela signifie la perte de sa vie dans le seul but de causer le plus de dégâts possibles ». L’état d’urgence a rapidement été étendu à d’autres régions du pays.
Le regard international
Dans le contexte du passé politique du Chili, des images de chars dans les rues et de soldats tirant sur la population civile évoquent de sombres souvenirs de la dictature civilo-militaire dirigée par Augusto Pinochet (1973-1990). Une dictature caractérisée par les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires, la torture, le viol et l’exil. Et dans laquelle toute personne qui tentait d’exercer son droit légitime de protester ou d’exposer son désaccord au régime était exposée au moins à la prison.
Les images qui ont commencé à venir du Chili via des collègues journalistes, des amis et des membres d’organisations de défense des droits humains étaient effrayantes. Une violence irrationnelle, déchaînée particulièrement contre les lycéens qui ont allumé l’étincelle d’un mécontentement transversal. Malgré le couvre-feu imposé, les gens continuent à manifester dans les rues. Dans tout le Chili, des manifestations pacifiques sont organisées dans le cadre d’une ancienne tradition locale appelée «cacerolazo» consistant à taper sur des casseroles vides et ,à travers le bruit, à montrer son désaccord politique .
Le dimanche 20 octobre, Piñera annonce l’envoi d’un décret au Parlement visant à geler la hausse du prix du ticket de métro. Cependant, les manifestations continuent. Il ne s’agit pas des 30 pesos de hausse du ticket de métro, ce sont les politiques ultra-libérales qu’ils ont connues au cours de la dictature et qui ont été appliquées au cours des 30 dernières années par les gouvernements “démocratiques”. Avec des modifications de la Constitution mise en place sous la dictature – et toujours en vigueur aujourd’hui – modifications qui rendent plus efficace un modèle cruel et individualiste et ne favorisent que le 1% des plus riches du pays.
Dans ce contexte, les forces de police et l’armée chilienne ont commencé à prendre des mesures dissuasives et répressives contre la protestation sociale qui, loin de respecter les normes énoncées dans la Constitution et les lois, restreignaient ouvertement et violaient des garanties fondamentales telles que le droit à la vie, l’intégrité physique et psychique, la liberté d’expression et le respect des procédures.
Le lundi 21 octobre, Marc Botenga, eurodéputé du Parti du travail de Belgique (PTB), fait une interpellation lors de la séance plénière du Parlement européen pour évoquer la situation du Chili. Il était soutenu par 200 députés, mais la grande majorité l’a rejeté. Cela a conduit à l’envoi d’une “mission d’urgence” du Parlement européen au Chili, promue par le Groupe de la gauche unie (GUE / NGL).
Le mardi 29 octobre, une lettre parrainée par 46 députés a exigé que, tant que «l’armée et la répression» seront présentes dans les rues, les réunions internationales, telles que le Sommet des Nations Unies sur le climat (COP25), prévue pour décembre prochain au Chili, ne soient pas organisées.
Les 28, 29 et 30 octobre, les députés européens Idoia Villanueva et Miguel Urbán, de la coalition espagnole Unidas Podemos, se sont rendus dans le pays où ils ont rencontré une cinquantaine d’organisations de la société civile et des syndicats. Ils ont ensuite rédigé un rapport et envoyé une lettre à la haute représentante de l’Union des affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini. Dans cette lettre, il est demandé à Mogherini d’interférer auprès des autorités chiliennes pour qu’elles mettent fin à la répression de la contestation sociale. En outre, la haute représentante européenne est priée dans cette lettre de réclamer des informations et des explications sur les agissements des forces armées et de la police. Enfin, la lettre demande une position publique de l’UE dans le sens de la « solidarité » avec le peuple chilien.
A l’escalade des dénonciations s’ajoutent celles de 14 membres du Parlement du Royaume-Uni favorables à une discussion sur la situation du Chili. La motion a été présentée par un groupe transversal comprenant des législateurs du parti démocrate libéral, du parti travailliste, du parti nationaliste écossais et du conglomérat gallois Plaid Cymru. Les points à souligner ont trait à la condamnation de la déclaration du Président Sebastián Piñera selon laquelle le gouvernement chilien est en guerre. Cela aurait en effet engendré un contexte de violence. Ils ont également exprimé leur profonde préoccupation devant les nombreuses allégations de violations des droits humains et de violences sexuelles présentée par l’agence nationale des droits humains.
Ces questions, venant de la communauté internationale, portent sur la responsabilité présidentielle éventuelle dans les violations des droits humains. Ces questions, qui se basent sur des statistiques fournies quotidiennement par l’Institut national des droits humains INDH, constituent une autre des grandes raisons pour lesquelles le gouvernement de Piñera a annoncé le 30 octobre l’annulation des sommets prévus. Selon des sources gouvernementales, le fait d’organiser de tels évènements internationaux aurait impliqué de mettre encore plus en lumière les accusations de violation de droits humains, compte tenu des milliers d’étrangers attendus au Chili.
Rapports sur les droits humains
Des organisations internationales telles que la Commission inter-américaine des droits humains (CIDH); Human Rights Watch et Amnesty International ont envoyé des observateurs et publié des rapports convaincants sur la situation de répression du droit légitime de manifester au Chili.
Selon les rapports de HRW et d’Amnesty, les policiers ont agi avec brutalité, mais ils diffèrent sur la cause de cette violence et les responsabilités.
Le 21 novembre, Amnesty International communique le résultat d’une mission spéciale (équipe de crise) qui s’est rendue au Chili. Le rapport commence par sa conclusion principale: «Les forces de sécurité placées sous le commandement du président Sebastián Piñera – principalement l’armée et la police (la police nationale) – commettent de nombreuses attaques, employant inutilement et de manière excessive la force avec une volonté de nuire et punir la population qui se manifeste ».
Le rapport est structuré en plusieurs sections qui traitent chacune des crimes de droit international, de violations graves des droits humains, de l’intention et de la généralité (recours mortel à la force, torture et mauvais traitements, blessures graves et armes potentiellement meurtrières) et de la limitation du travail des personnes défendant les droits humains. Les principales recommandations d’Amnesty International sont les suivantes: cesser la répression, enquêter sur les violations, répondre aux demandes sociales et réformer la police .
Le rapport HRW a été rendu public le 26 novembre et était le résultat d’une mission spéciale (dirigée par le directeur pour les Amériques) qui s’est également rendue dans le pays. Sa principale conclusion est que: «les membres de la police nationale chilienne ont commis de graves violations des droits humains, notamment un recours excessif à la force dans les rues et des violences en détention, à la suite des manifestations massives qui ont débuté le 18 octobre, 2019 et ils ont continué à les commettre pendant plusieurs semaines ».
Ce rapport signale l’utilisation sans discernement et de manière abusive d’armes à feu, d’autres blessures causées par la police, des problèmes de détention, de maltraitance, d’abus sexuels et de torture pendant la détention et d’une responsabilité insuffisante de la part de la police. En outre, il traite des conditions dans lesquelles la police effectue son travail et se termine par une section sur le recours à la force. Ses recommandations sont axées sur la police et sur la nécessité d’investigation des abus.
Les points communs des deux rapports peuvent être mis en évidence. Tous deux se rendent compte de la gravité des violations des droits humains perpétrées au Chili depuis le 18 octobre: ils signalent des cas de torture, de harcèlement sexuel, d’utilisation arbitraire de la détention de manifestants et d’utilisation aveugle d’armes non létales, celles qui ont causé des blessures graves aux manifestants. Les chiffres montrent la généralité de ces violations et de celles qui se sont étendues dans le temps et dans les diverses régions du pays. Ils signalent également le manque de mesures efficaces prises par les autorités pour prévenir ces violations et corriger les pratiques répressives de manière efficace et les sanctionner. Enfin, ils conviennent de la nécessité d’une réforme en profondeur du fonctionnement de la police du Chili.
Et qui est responsable?
Pour HRW, les responsabilités incombent au haut commandement, tandis que pour AI, celles-ci sont entre les mains du président Sebastián Piñera. Les deux organisations diffèrent également quant à savoir si la violence a été systématique. Cette dernière est pertinente pour déterminer d’une part la responsabilité politique des autorités, une question qui résoudra les accusations constitutionnelles portées contre le président et son ancien ministre de l’intérieur. Et il est également décisif de préciser la responsabilité pénale des crimes contre l’humanité. Si les tribunaux ne constatent pas cette systématisation, “un seul des éléments qui définissent les crimes contre l’humanité est éliminé”.
Une autre différence réside dans la portée des deux études, celle d’Amnesty International qui enquête sur les actions des policiers ainsi que sur celles des forces armées dans le cadre de l’état d’exception. Bien que HRW se limite à une analyse de la police.
Il convient de noter que le rapport de HRW aborde les conditions de travail des policiers, une question qui dépasse techniquement le cadre d’un rapport sur les droits humains et qui semble plutôt une concession compte tenu de sa dure analyse du fonctionnement de l’institution.
Un autre élément évident est qu’une discussion a été soulevée sur la “systématisation” des violations des droits fondamentaux avec une grande force. L’origine de cette situation est une interview malheureuse du directeur de l’INDH, Sergio Micco, sur une chaîne de télévision (Channel 13). Dans cet ordre d’idées, le rapport d’Amnesty International est très mauvais par rapport à la stratégie du gouvernement et celui de HRW y est très fonctionnel.
Au-delà de la communication, le débat sur les violations systématiques des droits humains est non pertinent en termes de responsabilité des États, car pour l’établir, il suffit que des violations des droits humains se soient produites. Lorsqu’elles sont graves et massives, les mécanismes de protection internationaux sont activés, comme cela a déjà été le cas pour le Chili. Le caractère systématique des violations est évalué de manière plus vague, pour les différencier d’actes isolés ou aléatoires. Le but est de diriger l’action de surveillance internationale et, par conséquent, la pression politique, vers les autorités qui ont le pouvoir de mettre fin aux pratiques qui causent les violations; et, lorsque des cas individuels sont jugés, pouvoir renforcer la responsabilité et imposer des mesures de réparation plus intenses.
Cependant, cette question cesse d’être fondamentale lorsqu’il est question de responsabilité politique des autorités politiques. Dans la mesure où les violations des droits humains sont des actes limités aux actes illégaux d’agents de police identifiés individuellement, les possibilités d’établir des responsabilités constitutionnelles sont moins grandes que si une conduite contrôlée par les autorités était démontrée. Ce problème sera résolu dans le cadre des accusations constitutionnelles devant être résolues par le Parlement chilien.
Et maintenant quoi?
La publication des rapports de la mission du Haut Commissariat des Nations Unies et la visite dans le pays de la CIDH ainsi que le rapport correspondant sont toujours attendus. En raison de la rapidité avec laquelle les événements se déroulent, ces rapports seront évalués sous d’autres paramètres que ceux de AI et HRW. Une fois établies les violations qui ont été commises, ces rapports devraient aborder des thèmes plus fondamentaux: les causes des manifestations, les actions des autorités, les facteurs institutionnels qui ont influencé les violations graves des droits fondamentaux, les manquements en termes de démocratie et de participation dans le pays, les difficultés pour une protection efficace des droits humains et des mesures à prendre pour connaître la vérité, rendre justice et indemniser les victimes.
Ce ne sont là que les premiers résultats des mécanismes de surveillance internationaux mis en place dans un contexte en pleine mutation, où les violations des droits humains n’ont pas cessé et où, par conséquent, la pression internationale reste un élément fondamental pour la protection de ces droits au Chili, comme c’était pendant la dictature.
Sources: Publicación de declaración de Amnesty International. Informe oficial de Human Rights Watch, Informe de la Misión Internacional de Observación de Derechos humanos integrada integrada por la Organización Mundial contra la Tortura (OMCT), Front Line Defenders, Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS, Argentina), Liga Argentina por los Derechos Humanos – FIDH, Comité por los Derechos Humanos en América Latina (CDHAL, Canadá), Artículo 19 (Brasil); CTA – Autónoma (Argentina), Madres Plaza de Mayo-Línea Fundadora y Perú Equidad. Publicación análisis de Claudio Nash Rojas, Académico Universidad de Chile, doctor en Derecho, Coordinador Cátedra de Derechos Humanos de la Universidad de Chile. Ciper-Chile.