Article de John Ross, publié sur pressenza.com
En niant les effets délétères des sanctions contre la Russie, les États-Unis et le G7 mettent en péril la capacité du monde à éviter une catastrophe alimentaire mondiale.
« Il n’y a pas de solution efficace à la crise alimentaire sans réintégrer dans les marchés mondiaux, malgré la guerre, la production alimentaire de l’Ukraine, ainsi que la nourriture et les engrais produits par la Russie et le Bélarus ». Ce constat très direct par rapport à la crise alimentaire mondiale actuelle émane du secrétaire général des Nations unies, António Guterres. Les États-Unis et le G7 (composé du Canada, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Japon, du Royaume-Uni et des États-Unis) insistent sur le fait que la suspension des exportations alimentaires de l’Ukraine constitue la plus grande menace pour la sécurité alimentaire mondiale, au lieu de reconnaître l’effet négatif bien pire des sanctions occidentales envers la Russie. Cette propagande nuit considérablement à la compréhension du monde de cette crise et à sa capacité à éviter une catastrophe alimentaire mondiale imminente.
Le G7 et la catastrophe alimentaire qui s’annonce
Compte tenu de la situation de l’approvisionnement alimentaire au niveau mondial, de nombreux experts craignent une « catastrophe humaine » imminente, pour reprendre les mots du président de la Banque mondiale David Malpass. Andrew Bailey, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, a quant à lui qualifié sa vision des problèmes d’approvisionnement alimentaire dans le monde d’« apocalyptique » lors de discussions au sujet de la flambée des prix des denrées alimentaires. Cette hausse des prix entraîne un double problème, menaçant de faim et de famine certaines régions du Sud et affectant le niveau de vie de la population dans tous les pays du monde.
Avant même que les prix n’explosent à la suite de la guerre en Ukraine, l’insécurité alimentaire chronique était une réalité pour plus de 800 millions de personnes, soit environ 10 % de la population mondiale. La secrétaire au Trésor étasunienne, Janet Yellen, a cité ces chiffres en s’adressant aux participants d’un événement organisé en avril 2022, intitulé « Tackling Food Insecurity : The Challenge and Call to Action », rassemblant notamment des dirigeants d’institutions financières internationales, tels que M. Malpass, de la Banque mondiale. Mme Yellen a également souligné que « selon de premières estimations, la seule hausse des prix des denrées alimentaires pourrait faire basculer au moins 10 millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté en Afrique subsaharienne ». Le Programme alimentaire mondial (PAM) prévoit de « nourrir un nombre record de 140 millions de personnes cette année » et rapporte qu’« au moins 44 millions de personnes dans 38 pays sont au bord de la famine », soit 27 millions de plus qu’en 2019.
Dans les pays confrontés à d’autres problèmes, comme le changement climatique, les augmentations des prix des denrées alimentaires ont été catastrophiques. Par exemple, au Liban, « le coût d’un panier alimentaire de base (les besoins alimentaires minimaux par famille et par mois) a grimpé de 351 % » en 2021 par rapport à 2020, toujours selon le PAM.
Si le Nord n’est pas menacé par la famine, les populations de ces pays voient leur niveau de vie fortement mis sous pression car la crise alimentaire mondiale fait également augmenter les prix que les habitants des pays riches doivent payer et prévoir dans leur budget. Aux États-Unis, par exemple, la combinaison d’une forte inflation et d’un ralentissement économique a entraîné une réduction de 3,4 % de la rémunération hebdomadaire moyenne réelle au cours de l’année dernière, selon les données fournies par le Bureau étasunien des statistiques du travail.
La fausse analyse du G7 sur les causes de la crise alimentaire
Voyant s’accentuer la menace d’une aggravation de la crise alimentaire, les ministres des Affaires étrangères du G7 se sont réunis du 12 au 14 mai pour enfin se pencher sur cette question urgente. Ils ont publié une déclaration le 13 mai, exprimant leur « profonde inquiétude » face à l’insécurité alimentaire croissante, tout en soulignant dès le lendemain que « le monde est aujourd’hui confronté à une aggravation de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition […] alors que 43 millions de personnes étaient déjà au bord de la famine ».
Mais le G7 a prétendu à tort que cette crise alimentaire était principalement due au fait que « la Russie bloque les voies d’exportation des céréales à partir de l’Ukraine ». Selon la ministre des Affaires étrangères canadienne, Mélanie Joly : « Nous devons faire en sorte que ces céréales soient expédiées partout dans le monde, sinon, des millions de personnes seront confrontées à la famine ».
Sanctions et crise alimentaire mondiale
Cette déclaration du G7 a délibérément déformé la vision que l’on peut avoir de la crise alimentaire mondiale actuelle. Au lieu de tenter de résoudre cette crise, les États-Unis et le reste du G7 en ont profité pour rajouter une couche de leur propagande sur la guerre en Ukraine.
S’il est certain que les restrictions à l’exportation de l’Ukraine aggravent le problème alimentaire mondial, elles n’en sont pas les principales responsables. Les sanctions occidentales imposées aux exportations russes contribuent bien plus à l’aggravation de la situation.
Premièrement, la Russie exporte considérablement plus de produits alimentaires essentiels et d’autres produits que l’Ukraine. La Russie est le premier exportateur mondial de blé au monde. Sa part dans les exportations mondiales est près de trois fois supérieure à celle de l’Ukraine, 18 % contre 7 %.
Deuxièmement, et c’est encore plus important, il y le problème des engrais. La Russie est le plus gros exportateur d’engrais au monde, et le Belarus, qui fait également l’objet de sanctions occidentales, en est aussi un fournisseur important. Ensemble, ces deux pays assurent plus de 20 pour cent de l’approvisionnement mondial en la matière. Les prix des engrais étaient déjà en hausse avant la guerre en Ukraine en raison des prix élevés des carburants (la production d’engrais est fortement tributaire du gaz naturel), mais les sanctions imposées par l’Occident, qui empêchent la Russie d’exporter des engrais, ont aggravé la situation.
David Laborde, chercheur principal à l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, a insisté sur le fait que « la plus grande menace à laquelle le système alimentaire est confronté est la crise du commerce des engrais ». En effet, selon lui, « le blé aura un impact sur quelques pays. Une pénurie d’engrais peut avoir des répercussions sur tous les agriculteurs du monde entier et entraîner une baisse de la production de l’ensemble des aliments, et pas seulement du blé ».
La menace qui pèse sur l’approvisionnement mondial en engrais illustre le fait que les produits énergétiques constituent un intrant essentiel dans pratiquement tous les secteurs économiques. La Russie étant l’un des principaux exportateurs mondiaux de denrées alimentaires et d’énergie, les sanctions prises à son encontre ont un effet inflationniste sur l’ensemble de l’économie mondiale.
Réaction dans les pays du Sud
La situation de l’approvisionnement alimentaire mondial s’est encore aggravée après la réunion du G7 lorsque, le 14 mai, l’Inde, deuxième plus grand producteur de blé au monde, a annoncé qu’elle suspendait ses exportations de blé en raison des pertes de récolte causées par une vague de chaleur intense. En avril déjà, l’Indonésie avait annoncé mettre fin à ses exportations d’huile de palme, dont elle assure 60 % au niveau mondial.
L’arrêt des exportations de blé de l’Inde sera un nouveau coup dur pour les pays du Sud, qui absorbent l’essentiel de ses exportations. En 2021-2022, l’Inde a exporté 7 millions de tonnes de blé, principalement vers des pays asiatiques du Sud tels que le Sri Lanka, l’Indonésie, le Yémen, le Népal, la Malaisie, les Philippines et le Bangladesh. Mais l’Inde s’était auparavant fixé pour objectif de porter ses exportations de blé à 10 millions de tonnes en 2022-2023, dont 3 millions de tonnes de blé à destination de l’Égypte pour la première fois.
Mettre fin aux sanctions pour éviter l’aggravation de la crise alimentaire
L’évolution de la situation montre clairement que les propos d’António Guterres étaient bien exacts : résoudre la crise alimentaire mondiale passera nécessairement par un rétablissement des exportations ukrainiennes et des exportations russes de denrées alimentaires et d’engrais. Sans ces dernières, l’humanité est effectivement confrontée à une « catastrophe » : des milliards de personnes se verront contraintes de réduire leur niveau de vie et des centaines de millions de personnes dans le Sud feront face à de graves problèmes tels que la faim ou pire encore. Presque tous les pays du Sud ont refusé, à juste titre, de soutenir les sanctions unilatérales imposées par les États-Unis à la Russie. Le monde entier doit se joindre à ce refus si l’on veut éviter que la situation ne continue de se dégrader, au point de prendre des proportions dévastatrices.
Dans cet article, les concepts de Global North et de Global South sont utilisés pour décrire un groupement de pays selon des caractéristiques socio-économiques et politiques. Le Sud global est un terme souvent utilisé pour désigner les régions d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie.