“Walang ligaya kung hindi malaya.” (Pas de bonheur sans liberté.)
C’était l’un des messages qu’on pouvait lire lus sur les pancartes des milliers de Philippin.e.s qui ont manifesté en ligne et dans les rues de plusieurs villes lors de la 122e célébration de l’Indépendance des Philippines, le 12 Juin (1).
Étudiant.e.s, travailleuses, travailleurs, activistes, organisations populaires, les parlementaires de l’opposition ainsi que des citoyen.ne .s inquiet.e.s, issu.e.s de milieux et d’horizons différents, appellent à bloquer le vote du projet de loi antiterroriste, jugé dangereux et problématique. Ils et elles ont également appelé à une réponse plus responsable du gouvernement à la pandémie de la Covid-19. En Belgique, Intal Philippines a organisé une campagne virtuelle de « barrage de son » en solidarité avec les Philippin.e.s et leur appel à «#AbandonnerleProjetdeLoiAntiterroriste ».
« Le Terrorisme est numéro 1 sur notre liste… »
…En fait, la menace numéro 1 pour le pays… n’est pas les terroristes sans importance, mais bien les cibles de grande valeur, les communistes. » C’est ce qu’a déclaré le Président Rodrigo Duterte lors d’une conférence télévisée en juin, immédiatement contredit par le porte-parole du gouvernement, qui a insisté sur le fait que la pandémie de Covid-19 était la plus grande menace et la priorité du gouvernement philippin (2).
La loi antiterroriste de 2020 est la dernière initiative du gouvernement philippin pour « prévenir, interdire et punir le terrorisme » (3). Elle est destinée à remplacer la loi sur la sécurité humaine de 2007 qui « manque de mordant » selon les responsables gouvernementaux (4).
La définition du terme “terroriste” étant formulée de façon très vague, les avocat.e.s et groupes de défense des droits humains craignent de plus en plus que la «loi sur le terrorisme» ne soit utilisée pour réprimer toute les dissident.e.s, militant.e.s et organisations populaires aux Philippines (5). Selon la nouvelle loi, les terroristes présumés peuvent être gardés sous surveillance pendant 60 à 90 jours, détenus jusqu’à 24 jours sans mandat d’arrêt ou être condamnés pour une période allant de 12 ans à la réclusion perpétuelle (6).
“Le marquage-rouge” – ou l’étiquetage de personnes ou organisations, y compris les critiques du gouvernement, comme “communistes” ou “terroristes” – est monnaie courante aux Philippines et s’est intensifié depuis l’arrivée au pouvoir du Président Rodrigo Duterte en 2016. L’Alliance Karapatan rapporte que plus de 3000 défenseur.e.s des droits humains ont été arrêtés sous de fausses accusations en février, qu’au moins 167 personnes ont été assassinées et que beaucoup ont subi une surveillance et des intimidations policières (7). Dans une déclaration commune, les avocats des droits humains redoutent que le projet de loi antiterroriste « laisse au pouvoir exécutif, à la police et à l’armée le plein pouvoir pour juger de ce qu’est un acte terroriste et de qui sont les terroristes » (8).
Alors que la pandémie de Covid-19 s’attaquait aux plus pauvres et aux groupes à risque, le Parlement a approuvé ce projet de loi controversé le 3 juin. Il suffit de la signature de Duterte pour qu’il devienne une loi (9). Malgré la pression locale et internationale exercée par la population et de nombreuses organisations, allant des pétitions en ligne, aux manifestations dans tout le pays, aux critiques des citoyen.e.s à propos de l’inaction du gouvernement et sa réponse à la crise sanitaire, Duterte a signé la loi antiterroriste le 3 juillet (10). Elle est entrée en vigueur le 18 juillet.
“Ano ang aming kasalanan?” (Qu’a-t-on fait de mal?)
C’est le titre d’une chanson du groupe contestataire philippin : La Machine de Propagande d’Axel Pinpin en collaboration avec le cinéaste JL Burgos, et conçue comme une réponse à la crise sanitaire « la dure réalité de l’oppression, de l’inégalité sociale et de l’incompétence gouvernementale est rendue encore plus visible par cette crise» (11).
Selon le récent rapport Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), la politique répressive du gouvernement Duterte contre les menaces à la sécurité nationale et sa guerre contre les drogues ont provoqué de graves violations des droits humains et l’impunité aux Philippines. Il s’agit notamment d’assassinats et d’arrestations illégales, de menaces contre la liberté d’expression, du marquage rouge et de la criminalisation des dissident.e.s. Tout cela est exacerbé par l’application de la loi antiterroriste (12).
Selon le rapport, « la défense des droits humains est régulièrement assimilée à une insurrection et l’accent est mis sur le discrédit des messagères et des messagers plutôt que sur le contenu du message. Ceci a obscurci l’espace de débat, de désaccord et de remise en question des institutions et politiques de l’État ».
La veille des manifestations prévues le 12 juin, jour de l’Indépendance le Ministère philippin de la Justice a annoncé que celles-ci seraient temporairement interdites pour des raisons de santé publique (13). Cela n’a pas empêché les manifestants, d’organiser une “Grand Mañanita”, une “fête”, tout en respectant les règles de distanciation sociale et autres mesures de sécurité, avec de la musique, des chapeaux de fêtes, des ballons et des gâteaux.
La mañanita était une référence directe à la fête d’anniversaire très critiquée du chef de police de la ville de Manille, en mai et qui contrevenait en tous points aux mesures de quarantaine.
Le commissaire n’a pas été réprimandé, alors que les mesures appliquées par la police et l’armée sont assez agressives (14). En effet, les citoyen.ne.s, notamment les plus pauvres et vulnérables, sont condamné.e.s à des amendes, arrêté.e.s voire assassiné.e.s pour ces mêmes infractions (15).
La loi antiterroriste, une fois en vigueur, pourrait cibler les citoyen.ne.s ordinaires lorsqu’elles ou ils défendent simplement leurs droits et pourrait intensifier la répression à l’encontre des agricultrices, des agriculteurs, des peuples indigènes et des enseignant.e.s.
La culture croissante de l’impunité aux Philippines peut être clairement illustrée par l’utilisation du virus Covid-19 comme excuse pour justifier les violences d’État de ces derniers mois. Entre-temps, des millions de Philippin.e.s sont laissé.e.s pour compte et doivent se débrouiller pendant une pandémie qui a un impact majeur sur leurs moyens de subsistance et leur sécurité. Le nombre de cas positifs se rapproche des 60 000 prévus d’ici la fin du mois de juillet (17).
Le 30 mai, Carlito Badion, leader d’un mouvement en faveur des zones urbaines défavorisées et précédemment « étiqueté rouge » par les agents de l’État, a été assassiné à Leyte (18). Le 2 juin, six chauffeurs de jeepneys ont été arrêtés de manière injustifiée par la police alors qu’ils participaient à une manifestation pacifique appelant à la reprise des trajets des jeepneys à Manille. Les chauffeurs n’avaient plus de revenus depuis des mois à cause de la quarantaine imposée en mars et ne recevaient plus aucune aide gouvernementale (19).
Le 5 juin, la police a poursuivi et arrêté sept militants étudiants et un passant lors d’une manifestation contre la loi antiterroriste sur un campus universitaire à Cebu (20).
Le 13 juin, Elena Tijamo, une activiste du secteur rural, précédemment « étiquetée rouge », a été enlevée de force chez elle à Cebu probablement par des soldats (21). On ignore toujours où elle se trouve.
Le 22 juin, quatre agriculteurs soupçonnés d’appartenir au parti communiste ont été assassinés pendant une opération conjointe de la police et de l’armée dans la région de Laguna (22). La femme et les enfants de l’un d’entre eux ont été également blessés par balle pendant l’incident.
Le 26 juin, vingt manifestants pacifiques de la Gay Pride ont été arrêtés de force malgré le respect des mesures sanitaires (23). Le même jour, sept hommes d’une même communauté indigène Lumad ont été arrêtés par l’armée lors de raids dans la région du Misamis Oriental. Ils ont été accusés de possession illégale d’armes (24). Ces dernières années, les Lumads, peuple indigène du Sud, subissent la militarisation, l’accaparement de leurs terres ancestrales, des déplacements forcés et les menaces d’attaques à la bombe de la part du Président Duterte. Celui-ci accuse les écoles indigènes de former les enfants à devenir des rebelles communistes (25).
Le 30 juin, des manifestants et des journalistes ont été harcelés et menacés par la police à Laguna (26). Le 4 juillet, dans la même région, une manifestation non-violente contre la loi antiterroriste a été violemment dispersée. Onze militants ont été arrêtés (27).
Le 10 juillet, les législateurs ont votés contre le renouvellement de la licence d’ABS-CBN. Le plus grand réseau médias des Philippines avait déjà reçu l’ordre de fermer le 5 mai, entraînant plus de 11 000 licenciements (28). Pour beaucoup, il s’agit d’un dangereux précédent pour la liberté de la presse qui rappelle la répression sévère menée par le dictateur Ferdinand Marcos contre les médias pendant la loi martiale des années 1970. Les dizaines de stations d’ABS-CBN sont la principale source d’information et de divertissement pour beaucoup de Philippin.e.s, notamment dans les zones rurales. Le Président se prétend neutre dans cette décision, mais ses nombreuses menaces de fermeture depuis son accession au pouvoir démontrent le contraire (29).
“Tuloy and laban!” (Le combat continue!)
De nombreux Philippin.e.s questionnent la nouvelle loi antiterroriste et critiquent les priorités du gouvernement ainsi que le timing de cette loi promulguée au beau milieu d’une crise sanitaire publique. Certains l’appellent même « la mort de la démocratie » (30). « Avec la loi antiterroriste, les Philippines se retrouvent dans une situation bien pire que lors de la loi martiale » affirme Antonio Carpio, juge retraité de la Cour Suprême (31).
Immédiatement après la signature par Duterte de cette loi controversée, le 3 juillet, l’Union National des Avocats du Peuple (NUPL), entre autres, a promis de continuer à lutter contre celle-ci et a exhorté les citoyen.ne.s à élever leurs voix et à lutter pour leurs droits (32). “Plus tard, nous regarderons cette journée d’infamie et nous dirons qu’en fin de compte, le pouvoir terroriste du gouvernement fléchira toujours quand le people s’insurge assez fort” affirme Edre Olalia, avocat et président du NUPL.
Plusieurs législateurs, avocats, membres des organisations civiles et des syndicats ont soumis des pétitions à la Cour Suprême, affirmant que la loi antiterroriste enfreint la Constitution des Philippines et peut « nuire à la lutte des travailleurs pour leurs droits et revendications » (33).
Intal Philippines est solidaire du peuple philippin et condamne fermement la loi antiterroriste. C’est une tentative flagrante de réduire les masses au silence, à un moment où une réponse urgente à la pandémie de Covid-19 devrait être la priorité.
Nous rejoignons nos partenaires aux Philippines dans leur demande pour un testing de masse, des transports publics adéquats et une meilleure assistance gouvernementale à court et moyen terme, pour les travailleuses, les travailleurs et leurs familles. Nous demandons que justice soit faite pour les victimes de l’intensification des violences d’État et nous sommes solidaires des défenseuses et des défenseurs des droits humains dans leur lutte contre la tyrannie. Le combat continue!
Article de Laura Baeyens, traduit par Sophia El Moutaouakil, relu et corrigé par Emilie Fillod
Sources: