Le président philippin Duterte est-il en train de se servir du COVID-19 pour faire taire le mouvement social ?

Le 1er mai, c’était la fête du Travail. Intal (Philippines) a organisé une action de solidarité en ligne online noise barrage campaign, avec les travailleurs aux Philippines et à l’étranger. Les participants se sont fait entendre de façon créative, en tapant sur des pots et des assiettes ou en jouant de l’harmonica, ou encore avec de la poésie « spoken word » accompagnée de slogans tels que « Protect our frontliners », « No work = no food », « Poverty is a crime of impunity », « Aid for workers », « Workers’ rights are human rights », « Rice not bullets » et « Stop the killings ».

Le but de la Journée du Travail est de fêter et d’honorer les travailleurs. C’est grâce aux travailleurs que nous bénéficions d’une journée de travail de 8 heures, de congés payés et de protection sociale. Mais le gouvernement philippin a une autre idée à ce sujet. Le 1er mai, au moins 76 travailleurs, bénévoles et activistes ont été arrêtés pour avoir organisé des « réunions illégales, des émeutes et des transgressions des règles de confinement. »

10 bénévoles, dont sept chauffeurs de jeepney, deux enseignants et un bénévole de l’organisation féministe philippine Gabriela, ont été arrêtés dans le quartier Marikina dans la capitale Manille alors qu’ils apportaient leur aide à un programme alimentaire COVID-19, qui avait reçu l’autorisation des autorités locales pour ce jour-là. Des organisations sociales et le bourgmestre de Marikina ont exigé leur libération immédiate. Les bénévoles respectaient les règles de distance sociale et la police n’avait pas de preuves suffisantes qu’ils auraient transgressé les règles de confinement. Finalement ils ont été relâchés le lendemain. Entretemps, à Quezon City à Manille, 18 bénévoles ont été arrêtés dans une cuisine communautaire, pour leur participation supposée à la Journée du Travail.

42 personnes ont été arrêtées le 1er mai lors d’une caravane de protestation à Iloilo pour avoir condamné le meurtre de l’activiste Jory Porquia, un coordinateur régional de la liste du parti Bayan Muna qui dirigeait les programmes d’aide alimentaire COVID-19 dans les communautés fragiles. Jory a été tué par balle le 30 avril, par des hommes non identifiés. Malgré le respect de la distanciation sociale et l’accord donné par la police locale à cette action de protestation, 42 personnes ont été arrêtées, dont la fille de Jory, un prêtre, un avocat, des activistes et des journalistes locaux qui couvraient l’action. Ils ont finalement été libérés après le paiement d’une caution de ₱12.000 (220 euros) par personne. Il leur était reproché d’avoir transgressé la disposition au sujet de “reunion illégale”. “Au cours de cette pandémie, nous aurions pu utiliser cet argent pour acheter de la nourriture et des produits médicaux pour les personnes dans le besoin” a déclaré Katharina Bersa, de l’organisation CHD (Council for Health and Development) lors d’un webinaire organisé par Viva Salud et Intal, le 2 mai.

Des organisations de travailleurs des Philippines ont organisé plusieurs protestations en ligne le 1er mai pour dénoncer la lenteur de la réaction du gouvernement et de la distribution d‘aide aux travailleurs durement touchés par la quarantaine due au COVID-19. Ils ont aussi appelé à un testing massif et au respect des droits humains pendant la période de quarantaine. Malgré le respect des mesures de distanciation sociale, quatre leaders de travailleurs ont été arrêtés pour avoir publié des slogans de protestation sur les médias sociaux. Selon Macario San Agustin, porte-parole de l’organisation de défense des citadins pauvres Kadamy, la police a arrêté ces personnes sans les inculper et a fait une descente dans les maisons de ceux qui avaient participé aux protestations en ligne pour les intimider.

16 travailleurs de Coca-Cola, dont plusieurs leaders, ont été emmenés d’une usine à Laguna par l’armée Philippine et la police nationale pour être présentés , le Jour du Travail, comme d’anciens membres de l’armée populaire nationale NPA qui se seraient “rendus”.

Tout cela s’est passé au cours d’une même journée. Le president philippin Duterte semble utiliser la crise sanitaire pour faire taire les activistes et les mouvements sociaux. Les executions extra-légales se poursuivent comme si de rien était.
Les attaques du gouvernement Duterte contre les droits humains et la liberté de la presse, ainsi qu’une présence militaire accrue pendant la pandémie sont considérées comme des actes dans le contexte de l’état de siège (Martial Law), quelque chose que craignent les organisations pour les droits humains et les mouvements sociaux aux Philippines depuis qu’un régime renforcé de quarantaine a été décrété dans différentes regions du pays.

La fermeture du plus important réseau télévisiuel aux Philippines, ABS-CBN, le 5 mai, deux jours à peine après la journée internationale de la Liberté de la Presse, a provoqué des ondes de choc dans le monde entier. Des alliés du gouvernement Duterte au sein du Congrès philippin ont refusé de prolonger la licence de 25 ans de la chaîne de tv et la Commission Nationale de Télécommunication (NTC) a appliqué la décision de fermeture. On estime à plus de 11.000 les collaborateurs qui perdront leur travail suite à cette fermeture. Les groupements de travailleurs et les organisations populaires ont condamné cette mesure comme une trahison des travailleurs. « La fermeture d’une grande chaîne de média et le licenciement de plus de 11.000 personnes à un moment où le pays subit une pandémie, est un sommet d’inhumanité », selon le syndicat Sentro.

Pour beaucoup de pays en confinement ou en quarantaine, la télévision est une source importante d’information et de divertissement. La mise hors circuit d’ABS-CBN est un coup dur pour la liberté de la presse à un moment où l’accès à des informations justes et correctes sur le COVID-19 est crucial. « C’est vraiment terrible que cette décision arrive en pleine crise sanitaire, dans laquelle une presse libre joue un rôle crucial en tenant les gens informés de façon juste, vérifiée et vitale au sujet de la pandémie COVID-19 » a déclaré Cristina Palabay, secrétaire générale de l’organisation de droits humains Karapatan.

Alors que des activistes, des travailleurs et la presse font l’objet d’attaques, de nombreux Philippins sont abandonnés à leur sort pendant cette pandémie. Nombreux sont ceux qui attendent encore des subsides d’urgence et de l’aide du gouvernement. 45% de la population au travail (18,9 millions de personnes) ont été privés de leurs moyens d’existence en raison de la quarantaine imposée au mois de mars. Selon le groupe de recherche IBON, près de huit millions de travailleurs et leurs familles n’ont reçu aucune aide depuis la fermeture, ce qui les a fait plonger encore plus dans la misère.
Dans le secteur de la santé, médecins, infirmières, infirmiers et travailleurs de la santé au sein des communautés luttent sans relâche contre le COVID-19, malgré des moyens de protection personnelle limités, d es produits médicaux insuffisants et le fait qu’ils ne sont pas payés. Le docteur Joshua San Pedro de la Coalition for People’s Right to Health a raconté lors du webinaire qu’à la date du 1er mai, 20% (environ 1.700) de tous les cas COVID-19 positifs étaient des travailleurs de la santé. Le Département de la Santé a nié que cette situation soit due à un manque de protection. Beaucoup de groupements de la santé et d’organisations populaires ont appelé à un testing massif. Le gouvernement n’atteint pas son objectif de 10.000 tests par jour. En ce moment, il n’y a que 6.000 tests réalisés par seulement 22 centres accrédités dans tout le pays, et principalement à Manille. Cela provoque de grands retards dans la communication des résultats des tests.

Intal condamne fermement l’arrestation, l’intimidation et le meurtre d’activistes et de bénévoles qui, en pleine crise, apportent leur aide aux communautés vulnérables. Nous condamnons avec force la fermeture de la chaîne de télévision ABS-CBN, attaque directe contre la liberté de la presse qui en plein cœur de la pandémie a privé de leur emploi 11.000 personnes. Nous sommes solidaires de nos partenaires aux Philippines dans leur appel à faire un testing massif et à protéger ceux qui se trouvent en première ligne. Nous sommes solidaires des travailleurs qui se battent pour leur revenu.

Article de Laura Baeyens et Ikuko Ueba,  traduit par Claire O

Sources:

1 Manila Today, “At least 76 relief operations volunteers and activists arrested on Labor Day in the Philippines”, May 2, 2020: https://manilatoday.net/at-least-76-relief-operations-volunteers-and-activists-arrested-on-labor-day-in-the-philippines/

2 Bulatlat, “10 relief workers arrested in Marikina”, May 1, 2020: https://www.bulatlat.com/2020/05/01/10-relief-workers-arrested-in-marikina/

3 Bulatlat, “Without ‘sufficient grounds’ for their arrest, relief workers in Marikina freed”, May 2, 2020: https://www.bulatlat.com/2020/05/02/without-sufficient-grounds-for-their-arrest-relief-workers-in-marikina-freed/

4 Davao Today, “Groups condemn brutal killing of Bayan Muna coordinator in Iloilo”, May 1, 2020: http://davaotoday.com/main/human-rights/groups-condemn-brutal-killing-of-bayan-muna-coordinator-in-iloilo

5 Inquirer, “Daughter of slain Iloilo activist, 41 others nabbed for quarantine violations”, May 1, 2020: https://newsinfo.inquirer.net/1267945/daughter-of-slain-iloilo-activist-41-others-nabbed-for-quarantine-violations

6 Rappler, “Groups to hold first ever online protests on Labor Day”, April 30, 2020: https://www.rappler.com/nation/259548-groups-hold-first-ever-online-protests-labor-day-may-1-2020

7 Philstar, “4 arrested for online protest”, May 3, 2020: https://www.philstar.com/nation/2020/05/03/2011459/4-arrested-online-protest

8 Bulatlat, “Group lambasts plan to deploy military, police units against union offices”, May 6, 2020: https://www.bulatlat.com/2020/05/06/group-lambasts-plan-to-deploy-military-police-units-against-southern-tagalog-labor-offices/

9 Karapatan, “Crackdown amid lockdown: Duterte fast-tracks Marcosian delusions of fascist dictatorship with more attacks on press freedom”, May 6, 2020: https://www.karapatan.org/crackdown+amid+lockdown+duterte+fast-tracks+marcosian+delusions+of+fascist+dictatorship+with+more+attacks+on+press+freedom

10 Al Jazeera, “Philippines largest TV network ABS-CBN ordered shut”, May 5, 2020: https://www.aljazeera.com/news/2020/05/philippines-largest-tv-network-abs-cbn-ordered-shut-200505084440098.html

11 Rappler, “ABS-CBN shutdown a ‘betrayal of 11,000 workers,’ labor groups say”, May 5, 2020: https://www.rappler.com/nation/260007-abs-cbn-shutdown-betrayal-workers-labor-groups-statement

12 Philstar, “Rights groups urge Filipinos to stand against move to shut down ABS-CBN”, May 5, 2020: https://www.philstar.com/headlines/2020/05/05/2012008/rights-groups-urge-filipinos-stand-against-move-shut-down-abs-cbn

13 IBON, “ECQ disrupts livelihood of 19M: Millions of working people left behind by poor gov’t response”, May 1, 2020: https://www.ibon.org/millions-of-working-people-left-behind-by-poor-govt-response/

14 Bulatlat, “Metro Manila-centric COVID-19 testing centers present gaps in mass testing, says community doc”, May 4, 2020: https://www.bulatlat.com/2020/05/04/metro-manila-centric-covid-19-testing-centers-present-gaps-in-mass-testing-says-community-doc/

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